Ça ne vous divertit pas ?
Dans « L’infinie comédie », le roman fleuve de David Foster Wallace, il y a un film si captivant que, dès qu’on en regarde ne serait-ce qu’un court extrait, on est prêt à renoncer à tout pour pouvoir continuer à le regarder. Dans ce roman, de nombreux personnages abandonnent leur famille, leurs amis, leur carrière, et renoncent même à manger et à dormir, pour pouvoir le regarder sans interruption.
Le thème principal de « L’infinie comédie » c’est qu’un individu -et même l’ensemble de la société- peut être trop diverti. Ce que ce livre démontre, sur plus de 1000 pages : c’est l’absurdité d’une telle société. Wallace a écrit « L’infinie comédie » au début des années 90, à une époque où les chaînes de télé commençaient à se multiplier, où l’on commençait à diffuser les infos 24 heures sur 24, où des enfants en bas âge devenaient accro aux jeux vidéo, et où, chaque été, les films commerciaux commençaient à engranger des sommes faramineuses au box-office.
À cette époque, Wallace sortait d’une cure de désintoxication (alcool et drogue). Pour la première fois de sa vie d’adulte, il était « clean », mais il avait remarqué qu’il ne parvenait pourtant pas à s’arrêter de regarder la télé.
Wallace avait pressenti que la prolifération des médias soumettrait ces derniers à une concurrence implacable pour capter l’attention du téléspectateur. Dans ce contexte, ce qui compte, ce ne sont plus les aspects esthétiques ou artistiques des émissions, ce n’est pas davantage la qualité du divertissement, mais simplement le fait que le contenu des émissions diffusées est addictif. Quand il n’y a que deux chaînes de télé, aucune d’entre elles n’a fondamentalement besoin de se préoccuper du fait que vous allez zapper. Elles vont chacune plutôt se consacrer à produire la meilleure émission possible. Mais dans une situation où il y a 200 chaînes, tout d’un coup chaque chaîne doit faire tout ce qu’elle peut pour que vous continuiez à la regarder le plus longtemps possible. Wallace avait perçu cette problématique des décennies à l’avance, et au vu de son expérience personnelle du phénomène d’addiction, il semble qu’il ait compris la culture de dépendance à laquelle nous nous sommes bientôt tous retrouvés confrontés.
De nos jours, on a tendance à croire – à tort- que ces médias addictifs nous divertissent. Quelque part dans notre cerveau, une fonction psychologique nous dit : « Bon… si je viens de passer six heures à regarder cette émission, c’est que je dois vraiment l’aimer ». Mais, en fait, pas du tout : le scénario est médiocre, pour ne pas dire merdique, mais vous restez là, à regarder pendant des heures, manipulé par des rebondissements à n’en plus finir et des répliques plutôt nazes. De la même façon que vous vous faites piéger à zapper sur les réseaux sociaux beaucoup plus que ce que vous n’en aviez l’intention, votre cerveau se retrouve piégé à regarder « juste un épisode de plus », pour savoir si untel est vraiment mort ou pas.
Pour ce qui a trait aux réseaux sociaux, ce phénomène du « je deviens accro, et pourtant je n’aime pas » est bien connu, et a été débattu à n’en plus finir. Cela l’est nettement moins pour d’autres domaines des médias et du divertissement.
Les services de streaming et Hollywood sont ici des coupables tout désignés. De combien d’autres navets de l’Univers Marvel a-t-on besoin pour s’en rendre compte ? De combien d’autres mauvais épisodes (spin-off) de la Guerre des étoiles ? De combien d’autres médiocres séries Netflix où chaque épisode se termine par un coup de théâtre ? Tout le monde déplore qu’Hollywood n’ait plus de nouvelles idées. Mais en fait, il y a une raison bien simple pour laquelle plus rien de neuf n’est produit : ajouter sans arrêt du contenu aux mêmes scénarios éculés suffit à garder les gens accros. Jouer en permanence sur la fibre nostalgique des gens et faire des remakes à n’en plus finir, c’est un truc simple pour s’assurer un bon audimat sans risque.
Dans le domaine musical c’est la même chose. Les études de marché montrent depuis un moment déjà qu’en streaming, les gens passent plus de temps à écouter de vieux morceaux plutôt que de la musique récente et c’est une tendance qui va en s’aggravant. Les amateurs de musique votent en cliquant avec leur souris mais leurs clics se tournent vers le passé, pas vers l’avenir.
Rick Beato, un producteur de musique chevronné, a publié récemment une série de vidéos où il explique à quel point la musique populaire a été simplifiée ces dernières années : elle ne comprend plus qu’un ou deux accords et une seule mélodie, répétée encore et encore pendant deux à trois minutes. Pas de refrain, pas de pont, pas de variation, pas de crescendo ou de decrescendo. Simplement une succession de sons accrocheurs, répétés les uns après les autres, à l’infini.
Cela s’explique en partie par le système financier du streaming, qui est tel que les artistes ont intérêt à NE PAS créer les meilleurs morceaux ou albums possibles, mais plutôt à créer autant de petites chansons simples que possible et qui ne vous inciteront pas à zapper. Résultat : un environnement artistique dans lequel il vaut mieux avoir 200 chansons moyennes et faciles à écouter plutôt que 20 morceaux brillants.
YouTube est confronté au même problème : les créateurs de contenu qui attirent des millions de vues sont ceux qui font des trucs débiles tels qu’ouvrir un million de colis Amazon ou offrir une auto à leur ami, et puis encore à un autre ami et un autre et un autre …. En soi, rien de palpitant. Pourtant, on se retrouve, sans trop faire attention, à cliquer sur la vidéo suivante, puis la suivante, et la suivante …
Quand tout se mesure en termes d’audience, le contenu est optimisé avec pour principal objectif de créer de l’addiction. Pas du divertissement ou de la valeur artistique, pas de contenu intellectuel ou de la créativité. Non, on cherche juste à créer une dépendance, pure et simple. Cela signifie que nous, les consommateurs, nous avons à notre disposition une plus grande quantité de formes d’art, mais qui sont toutes plus prévisibles, moins innovantes et moins intéressantes.
Dans le domaine de l’art, de la musique, du film, de la télé, c’est à la fois ennuyant et frustrant. Pour chacun d’entre nous, trouver quelque chose qui soit nouveau et qui vaille vraiment la peine devient plus difficile et prend plus de temps. Mais là où cette optimisation créatrice d’addiction devient vraiment dangereuse, c’est dans un autre domaine culturel que je voudrais aborder …. * respirez profondément* … : la politique!
J’ai déjà écrit sur le fait que, bien que la majorité des gens aux Etats-Unis sont d’accord sur la plupart des choses, nos partis politiques et notre gouvernement trouvent continuellement des façons de faire ce que la plupart des gens ne veulent pas. De nombreux experts expliquent cette contradiction entre les intérêts du public et les actions des élus par les particularités du système électoral, des intérêts sous-jacents, ou la polarisation inhérente aux réseaux sociaux.
Mais, que pensez-vous de ceci ? Tout comme les producteurs hollywoodiens, les stars et les YouTubeurs, les hommes politiques ont plus intérêt à générer de l’audience qu’à résoudre les problèmes. Il leur faut juste plus d’audience, en permanence. Et par conséquent, leurs actions n’ont pas pour but de développer des politiques judicieuses ou des lois pleines de bon sens, ou un compromis habile, mais plutôt d’attirer et de retenir notre attention le plus longtemps possible.
David Foster Wallace l‘avait également anticipé. Dans son roman, le Président des Etats-Unis est un ancien chanteur pop obsédé par l’audimat. Il considère que les discussions politiques sont ennuyeuses et envisage de déclarer la guerre au Canada en fonction du succès que remportera son look en tenue de camouflage militaire. Dans le livre, les groupes terroristes prennent de l’ampleur au fur et à mesure que les champs de bataille n’ont plus pour raison d’être des questions de territoire ou de luttes pour les ressources, mais ont pour but d’attirer l’attention et de faire les gros titres.
Au final, pourtant, personne ne peut gérer notre attention à part nous-mêmes. Oui, on peut critiquer Netflix, Spotify ou le Sénat, mais à la fin, ces systèmes ne sont que le miroir de nos habitudes d’attention. Changeons nos habitudes, et nous changerons les systèmes. Il y a une vieille expression qui dit que « les gens votent avec leurs pieds ». Eh bien, aujourd’hui il faut que vous votiez avec vos yeux et votre souris. Ne regardez pas le prochain épisode de cette série affligeante, mal écrite et qui continue de vous titiller avec des personnages qui sont toujours sur le point de mourir. N’écoutez pas ce nouvel album tout juste potable avec 27 morceaux de deux minutes chacun. Ne cliquez pas sur les pièges à clics. Arrêtez de faire défiler machinalement les pages de YouTube et TikTok, et de récompenser les gens qui font n’importe quoi pour attirer l’attention. Et ne passez pas votre temps à regarder ou à répondre à des politiciens et des experts qui débattent à n’en plus finir sur tout et n’importe quoi mais ne font jamais rien avancer en pratique.
Dans le désordre chaotique et divertissant de L’Infinie Comédie, on nous raconte aussi l’histoire de Don Gately, un alcoolique abstinent qui préfèrerait mourir -littéralement- plutôt que de recommencer à boire. Il y a des années, quand j’ai lu ce livre pour la première fois, je ne comprenais pas bien ce que ce personnage venait faire dans l’histoire, au milieu de tout cette folie futuriste mêlant déficit d’attention, divertissements maladivement addictifs et ados névrosés. Le personnage de Don Gately me semblait bizarrement conventionnel : le triomphe de quelqu’un sur ses démons intérieurs et une capacité à se sacrifier pour autrui.
Ce dont je me rends compte à présent, c’est que David Foster Wallace a inclus le personnage de Don Gately pour montrer ce à quoi chacun d’entre nous devrait aspirer pour vaincre nos addictions : des gens qui peuvent se sevrer brutalement, qui peuvent arrêter les drogues du jour au lendemain. Des gens qui arrivent à gérer leur attention, et qui ne se retrouvent pas piégés dans des flux sans fin de divertissements abrutissants. Des gens qui restent au-dessus de la mêlée de l’addiction politique et qui exigent de la substance / du contenu, plutôt que du clinquant. Et pas juste pour leur propre salut, mais pour notre bien à tous.
À dans un mois.
Mark
Traduit par: Chantal Winter et Claudine Roullet