La Vertu du Doute

James Warren Jones était un pasteur charismatique et fonda une congrégation constituée d’individus issus des minorités, des sans-emplois et des sans-abris. Il appelait parfois sa congrégation sa « famille arc-en-ciel » à cause de sa diversité ethnique et sociale – chose inédite aux USA des années 50 et 60. Il avait également de grandes affinités politiques avec les socialistes, militant pour une politique gouvernementale résolument progressiste pour tenter d’apporter plus d’aide aux nécessiteux et aux opprimés.

Selon toutes apparences, c’était un homme admirable.

Dans les années 70, Jones était devenu un personnage influant de l’univers politique de San Francisco. Son église comptait des milliers de membres qui pouvaient se mobiliser en un clin d’œil pour apporter leur soutien à un candidat. En conséquence, les candidats de gauche de l’époque comptaient sur Jones pour les aider à gagner les élections. Il fut impliqué dans la célèbre compagne d’Harvey Milk pour devenir le premier fonctionnaire élu ouvertement homosexuel. Il aida George Moscone à devenir maire de San Francisco en 1975. Il eut même quelques discussions privées avec le vice-président de l’époque, Walter Mondale, et la première dame, Rosalynn Carter.

Mais toutes ces personnes passèrent étrangement à côté du fait que Jones se prenait pour la réincarnation de Jésus Christ.

Non, sérieusement.

Jones le disait régulièrement lors de ses sermons : les gens devaient le traiter à la foi comme leur père et comme leur dieu, qu’il avait été chargé de créer un nouveau jardin d’Eden en prévision à l’apocalypse imminente. Ce nouvel Eden serait juste au bout de l’autoroute 101 à quelques vingtaines de kilomètres, en tournant à gauche après le restaurant avec un hot dog sur son enseigne.

Ça vous surprendra peut-être, mais vers la fin des années 70, on apprit que Jones abusait physiquement et sexuellement des membres de sa congrégation. Je sais… ça surprend.

Mais heureusement pour Jones, des anges lui apparurent et lui révélèrent qu’en fait toute cette histoire de Jardin d’Eden ne se ferait pas au nord de la Californie après tout. Vous voyez, ils avaient fait une erreur et lu la carte à l’envers, et donc Jones devait mener son peuple élu au Jardin d’Eden près de… *roulement de tambour* la Guyane… qui, par pure coïncidence, n’avait aucune loi d’extradition avec les USA.

Ainsi Jones fit route vers la Guyane. Et emporta avec lui 1 000 des membres préférés de sa paroisse.

En Guyane, Jones promis le salut de l’apocalypse qui allait leur tomber dessus, genre d’une seconde à l’autre. Sa colonie, appelée justement « Jonestown », serait une communauté égalitaire où tout serait partagé équitablement et où tout le monde serait traité avec équité. Il n’y aurait ni peur, ni violence, ni aucune de ces horreurs qui existaient aux USA. Ce serait une utopie. Un petit coin de terre parfait. Et on sait tous comment les utopies finissent en général…

Comme vous pouvez l’imaginer, le gouvernement américain n’était pas très fan de cette histoire d’utopie ou de Jones lui-même. Ainsi, un membre du Congrès appelé Leo Ryan organisa une délégation de politiciens et de journalistes pour aller voir cette Jonestown.

L’accueil fut chaleureux et joyeux. Les membres de la congrégation étaient amicaux et semblaient heureux et épanouis. Mais un des habitants de Jonestown glissa un message au journaliste de la NBC. « Aidez-nous à sortir d’ici, s’il vous plaît », disait-il. Rapidement, d’autres membres se mirent également à envoyer des messages discrets à la délégation, les prenant à l’abris des regards pour leur murmurer leur désir de fuite.

Totalement flippé à ce stade, Ryan réunit 14 membres qui exprimèrent le désir de partir et se prépara à les embarquer. Mais au moment même d’embarquer dans l’avion, un camion de « l’équipe de sécurité » de Jones fit irruption et se mit à faire feu sur la délégation de transfuges. Ils blessèrent neuf personnes et en tuèrent cinq, dont le membre du Congrès Ryan. Au final, ils tirèrent 21 fois sur lui, dont un coup à bout portant au visage.

Pendant ce temps, dans l’enceinte de la ville, Jim Jones annonça que le temps était venu de commettre un « suicide révolutionnaire ». Les membres de Jonestown s’étaient entraînés et avaient répétés l’évènement – un suicide collectif, afin d’échapper aux griffes du pécher en tant que peuple élu de dieu avant l’arrivée de la fin des temps. Ce soir-là, les membres, y compris des dizaines d’enfants, se rassemblèrent et burent tous du Kool-Aid[1] mélangé à du cyanure, commettant le plus grand suicide collectif dont vous et moi avons probablement entendu parlé. Au total, 909 personnes se donnèrent la mort ce jour-là, peu après en avoir massacré cinq autre.

Et tout ça pour quoi ? Une croyance délirante en l’apocalypse et la fin des temps ?

Le danger des « super croyances »

J’ai un concept que j’ai inventé appelé « Super Croyances ». Les Super croyances sont des croyances tellement fortes et abstraites qu’elles englobent toutes les autres croyances et expériences qui pourraient potentiellement les contredire. En conséquence, les super croyances ne peuvent être ni prouvées, ni réfutées, puisqu’elles peuvent intégrer n’importe quelle expérience.

Que nous en ayant conscience ou non, nous avons tous nos propres « Super Croyances ». Rien de plus commun. Et nous avons tendance à nous y accrocher comme si notre vie en dépendait.

« Tout arrive pour une raison, » est une Super Croyance. Elle est tellement globalisante qu’elle peut expliquer n’importe qu’elle pensée ou idée que l’on pourrait formuler pour la contredire. Ainsi, il est impossible de la contester ou d’exposer des faits contradictoires.

« Une chose n’est vraie que s’il y a des preuves pour la soutenir » est une autre Super Croyance. « Dieu a un dessin pour chacun d’entre nous », en est une autre. « Nous sommes tous connectés spirituellement avec l’univers », en est encore une autre.

« Nous vivons tous dans une réalité virtuelle générée par un ordinateur et sommes esclaves des machines », est une autre super croyance. Tout argument formulé à son encontre ne fera que la renforcer. Si j’essaie de faire remarquer qu’il n’y a pas de preuves que notre réalité est une simulation hyperréaliste, quelqu’un pourra toujours me dire, « Ouais, parce que les machines l’ont programmé de la sorte ». Vous y croyez ou vous n’y croyez pas. Ainsi sont les Super Croyances.

Les super croyances sont tellement courantes qu’elles définissent une grande partie de notre culture. Certains croient que les gens ont toujours ce qu’ils méritent, que s’ils souffrent dans leur vie c’est parce qu’ils sont fainéants ou stupides ou qu’ils ne s’en donnent pas assez les moyens. D’autres croient que les gens souffrent à cause du karma – c.à.d., que rien n’est dû au hasard. D’autres croient que les gens souffrent parce que les humains sont fondamentalement des pécheurs et que Dieu les punis de ne pas se repentir. Ce sont toutes des Super Croyances courantes qui ont des conséquences très réelles sur l’ordre social.

Si on regarde les croyances politiques, les gens de gauche ont tendance à croire que les gens sont fondamentalement bons et purs, et corrompus par la société oppressante qui les entoure. Les gens de droite ont tendance à croire que les gens sont fondamentalement égoïstes et cruels, et que les règles et les structures de la société sont les seules choses qui peuvent nous sauver de nous-même.

Comme une sorte de test de Rorschach sociétal, les super croyances expliquent pourquoi deux personnes avec des points de vue totalement opposés peuvent assister au même évènement et croire tous les deux qu’il confirme leur position. Une personne pourra voir un SDF comme un opprimé victime de la société. Une autre verra le même SDF comme une personne qui a succombé à ses plus bas instincts et mérite la souffrance qu’il s’est attiré. Parce que les super croyances peuvent expliquer toute expérience vécue, toute expérience vécue, de fait, renforce les super croyances.

Les super croyances peuvent être bénignes (« Tout arrive pour une raison »), utiles, (« Tout savoir doit être vérifié et testé pour être cru »), bénéfique, (« Le sens de la vie est de soulager la souffrance de tous les êtres vivants »), ou juste carrément malveillant (« Mort à tous les non-croyants !).

Vous n’en avez peut-être pas conscience sur le moment, mais vous portez vos super croyances partout où vous allez. Elles sont les fondations sur lesquels vous avez bâti toute votre compréhension de l’univers et ce qu’il contient. En conséquence, les super croyances sont souvent difficiles à repérer car elles nous semblent tellement vraies et allant de soi qu’il ne nous vient même pas à l’idée de les remettre en question.

Mais au fur et à mesure, vous commencerez à remarquer vos propres super croyances, et les super croyances des autres, pointant leur bout du nez, faisant dérailler des discussions rationnelles, rendant impossible toute progression dans un débat. Et c’est dans ces moments, quand les super croyances font surfaces, qu’elles doivent être combattues.

Quand les gens font des choses horribles, ils ne les font pas parce qu’ils ne sont pas sûr d’eux, qu’il leur semble qu’ils ont tort ou que quelque chose ne tourne pas rond chez eux. En réalité c’est l’inverse. Les gens font des choses horribles les font parce qu’ils sont persuadés de leur propre supériorité morale. Ils sont tellement persuadés d’avoir raison et que les autres ont torts qu’ils se sentent le droit d’imposer leurs propres croyances aux autres par la force.

Que l’on parle d’Hitler ou de Mao, de recouvrir la moitié de la mer de Chine méridionale de napalm ou de tuer une femme pakistanaise parce qu’elle a montré chevilles en public, les gens qui font ces putains de saloperies le font parce qu’ils sont persuadés de leur rectitude morale, et cette rectitude morale est généralement le produit d’une super croyance qui ne peut être ni vérifiée ni réfutée concrètement.

Jim Jones a recruté des gens désespérés et des malades mentaux et les a convaincus de croire à la super croyance qu’il était Dieu et leur sauveur. A partir de là, comme avec la plupart des cultes, ça a été la descente aux enfers. Une fois que les adeptes ont admis cette super croyance initiale, les convaincre de donner toutes leurs possessions, se couper de leur famille, ou même aller se réfugier de la jungle de Guyane, c’était du gâteau.

La seule vraie croyance

La seule vraie croyance est qu’aucune super croyance n’est totalement vraie. En clair, la seule certitude est que rien n’est certain.

C’est la seule super croyance « sans danger » car elle limite notre capacité à imposer nos certitudes aux autres, tout en restant ouvert aux idées nouvelles et au progrès. Elle nous maintient ouvert aux nouvelles expériences et capable de faire face à toutes les souffrances qui peuvent survenir de manière réaliste et « sans danger ». Elle permet aussi d’être un peu moins un connard.

On parle beaucoup de la confiance en soi ces derniers temps. Qu’il faut avoir foi en soi et en ses idées. Ces platitudes nous sont généralement déversées pour encourager les gens à se sentir un peu plus sûr de soi. On s’inquiète de ses performances au travail, alors on essaie de se persuader que l’on est démarcheur qui déchire. Ou on commence à se sentir mal dans sa vie de couple et on se réfugie derrière la bonne vieille super croyance « tout arrive pour une raison » pour se sentir un peu mieux.

Les super croyances nous délestent de l’anxiété causée par l’incertitude. Mais elles le font en créant des constructions mentales qui peuvent nous mener sur des chemins obscurs et dangereux.

Mais dans notre culture moderne du « bien-être », beaucoup d’entre nous ont oublié une vérité simple mais importante : l’anxiété est utile.

L’anxiété a évolué pour nous empêcher de faire des conneries mortelles. Vous voyez un ours dans les bois ? Vois ressentez de l’anxiété. Il y a une raison à cela. Si les humains étaient parfaitement zen et détendus et « un avec l’univers » avec un grizzly dans les parages, eh bien, il ne resterait plus beaucoup d’humains.

L’anxiété est faite pour nous alerter que nous sommes potentiellement sur le point de faire quelque chose de stupide. Douter de soi génère de l’anxiété parce que cela nous pousse à reconnaître que nous croyons peut-être à quelque chose de stupide qui pourrait également nous tuer (ou tuer les autres). Mais au lieu d’apprendre à accepter le doute, notre culture a préféré s’en débarrasser et nous incite à nous sentir plein de certitude avec nos croyances bancales.

Le doute est sain. Le doute est une vertu. Tout comme lever des poids brise les os et les muscles pour les rendre plus fort, il en est de même pour le doute et ses propres idées et croyances.

Il n’y a pas de foi sans doute. Le doute est nécessaire pour mettre la foi à l’épreuve et la rendre plus forte. Il n’y a pas de confiance sans doute. Sans le doute, il n’y a plus rien à protéger. Il n’y a pas d’idée brillante sans doute, car le doute, la critique et l’échec sont ce qui façonnent une bonne idée en l’idée brillante que le monde fini par admirer.

Cultivez le doute dans votre vie. Soyez toujours incertain. Parce qu’être incertain pousse à tester, à découvrir, à apprendre et à progresser. Douter mène au l’ouverture d’esprit, à la tolérance et toutes ces conneries sur le bonheur.

Le doute nous rend plus intelligent. Il nous rend plus résilient. Et utilisé correctement, il devrait nous rendre plus curieux.

De nos jours, le doute est plus important que jamais. Avec de moins en moins d’attention disponible, une surabondance d’informations contradictoires, internet qui nous permet facilement de s’entourer exclusivement de ceux qui partagent notre avis, la capacité de continuer à douter sera devenue une vertu dans notre société du 21e siècle. Elle fera la distinction entre ceux capables de raisonner et synthétiser l’information de ceux qui se jetteront sur la mode du moment. Elle fera la différence entre ceux qui pourront naviguer sur une mer d’opportunités et une nuée d’information, et ceux qui se noieront dans le bruit numérique.

Traduction Julien Maneyrol