Comment Disney Nous A Pourri Nos Vies Sentimentales

Donc, arrêtez-moi si vous connaissez déjà l’histoire.. C’est l’histoire d’un gars. C’est un genre de prince, ou un orphelin, ou vaguement un louseur — un genre de mix orphelin-prince-louseur. Et puis il y a une nana. Et elle est trop belle. Et en général il y a un méchant. Et il est très méchant.

Donc très logiquement, notre orphelin-prince-louseur doit sauver la jolie fille, et en général pour ça il doit mettre la pâtée au méchant. Il déjoue le complot super-secret qui voulait renverser le gouvernement, ou bien il détruit le vaisseau spatial maléfique, ou alors il se lance avec son épée légendaire dans un combat à mort auquel il survit de justesse en y laissant quelques morceaux. Il y a des explosions. Il y a des gens qui meurent. Le méchant perd à la fin.

La foule en délire acclame ce héros avec un H majuscule qui n’était hier qu’un orphelin-prince-louseur. Et quelle est la récompense pour les héros qui sauvent l’univers ? Ben, la jolie fille..

Ce que je viens de brosser vite fait, c’est le scénario de quasi toutes les histoires qu’on vous a racontées — de Star Wars à IronMan, de Will Hunting à Super Mario Bros.

Mais surtout surtout, c’est l’histoire de tous les Disney depuis le début.

Parfois, il y aura une péripétie dans l’histoire, pour la rendre « tragique ». Genre quand le héros meurt pour la jolie fille (Terminator, Titanic) ou bien quand c’est la jolie fille qui meurt et le héros décide de massacrer tout le monde par vengeance et par amour (Braveheart, Gladiator), ou alors quand on découvre qu’en fait la jolie fille est totalement barrée et le héros réalise qu’il a foutu sa vie en l’air pour rien (Autant en emporte le vent, Vertigo). Et parfois, quand des raisons légitimes et héroïques avec un H majuscule empêchent le héros d’être avec la jolie fille, si bien qu’il reste malheureux toute sa vie en ressassant des « peut-être » (Casablanca, les Évadés).

Et oui, il s’agit de la quasi-totalité des films qu’on a vus, des bandes dessinées qu’on a lues, des jeux vidéos auxquels on a joué, des livres d’histoires qu’on nous lisait dans notre lit à barreaux.

Et ça fout le bazar dans toute notre vie.

Oui, Disney est entièrement (bon d’accord, j’exagère, disons ‘principalement’) responsable de notre manque de confiance sexuelle, de nos relations amoureuses ratées, et de ce sentiment qui nous ronge comme quoi on mourra probablement seul.e. Et j’explique pourquoi.

On grandit avec les messages que véhiculent ces histoires. Certains de ces messages sont bénéfiques, comme « les arbres, c’est bien » et « la gourmandise, c’est mal ». D’autres messages sont mauvais. Inlassablement depuis l’enfance, il s’insinuent de façon répétitive dans nos têtes et déforment tout ce qu’on attend de la vie. L’un de ces messages, c’est qu’un homme doit mériter le droit d’être avec une femme « bien », et qu’une femme n’est pas assez « bien » s’il n’y pas un homme cherchant à lui prouver sa valeur avec de grandioses témoignages d’amour.

Si un homme cherche à plaire à une belle nana, il doit faire quelque chose d’Héroïque, il doit sortir du lot, devenir quelqu’un d’unique et impressionnant. Faute de quoi, jamais aucune femme ne l’appréciera. Il faut qu’il sauve le monde. Alors seulement il y aura une femme qui tombera en pâmoison devant sa bravoure et sa noblesse et qui enfin le laissera la voir nue. Toute la valeur d’un héros, c’est le tampon de validation délivré par une femme. Donc il n’a pas intérêt à foirer son coup.

Quant aux nanas, elles finissent chacune par croire que si un mec n’est pas en train d’essayer de l’impressionner, s’il ne cherche pas à se montrer sous son profil le plus Héroïque et à faire la preuve de jusqu’où il serait prêt à aller pour gagner son estime (et la voir nue), alors c’est qu’il y a quelque chose de profondément défectueux en elle.

C’est quand même mal barré comme stratégie pour se retrouver au lit avec quelqu’un..

Mais c’est bien ça le script de tous les livres d’histoires. Et au XXIe siècle, ça flingue nos rencontres amoureuses.

  1. Les hommes passent leur vie à croire qu’ils ne sont pas assez bien pour qu’une femme veuille d’eux. Ils prennent l’habitude de subir une immense pression pour impressionner les femmes, pour frimer avec leur argent, leur voiture ou le nombre de décimales de pi qu’ils savent réciter, afin que les poulettes les apprécient. Ce comportement apparaît empressé et rebutant, et il sabote la confiance en soi tout en suscitant des angoisses sexuelles. Pas surprenant qu’il faille botter le cul de la plupart des mecs pour qu’ils osent avouer à une fille qu’elle leur plaît, puisqu’ils sont tous convaincus qu’ils ne sont pas assez bien pour avoir le droit de l’apprécier.
  2. Les femmes passent leur vie à attendre qu’un homme entreprenne quelque chose d’admirable pour les impressionner. Ou, dit autrement, chacune passe sa vie à attendre son prince charmant, son chevalier servant qui viendra la ravir. Chacune est conditionnée à croire qu’elle représente une récompense que les hommes sont censés gagner en accomplissant quelque prouesse. Alors quand
    nul homme ne s’emploie à sauver le monde ou à trancher des têtes à coups d’épée au nom de l’amour d’elle, elle en est forcément déçue. Ça semble vouloir dire qu’elle n’est pas assez bien. Si un homme n’est pas en train de donner sa vie pour elle et son vagin, ça veut dire qu’elle ou son vagin ont quelque chose de défectueux.

Pour les uns, la trame de nos contes de fées est source d’insécurité sexuelle, tandis qu’elle met en avant pour les autres des standards inatteignables, lesquels quand ils ne sont pas atteints, conduisent les uns comme les autres à devenir capricieux.ses voire aigri.e.s quant aux réalités du jeu des attirances et du processus normal de séduction.

Quand les hommes se persuadent qu’ils ne pourront jamais mériter le sexe d’une femme, ils se mettent à inventer des combines pour que les femmes les apprécient davantage. Parfois en les manipulant. Souvent en en faisant des tonnes. Et de temps en temps, en les forçant.

Quand les femmes se convainquent qu’elles ne seront jamais assez bien pour qu’un homme cherche à prouver sa valeur pour gagner leur sexe, alors elles trouvent des subterfuges pour que les mecs s’y essaient. Elles se font désirer, suscitent des mélodrames, ou bien baladent les mecs dans le doute permanent quand à leurs intentions véritables.

Le sexe comme monnaie d’échange / le sexe comme performance artistique

Soyons sérieux : Disney n’est pas réellement responsable de tout ça. La trame de nos contes de fées accompagne la civilisation occidentale depuis toujours, ou presque. On en trouve des morceaux éparpillés déjà dans les pièces de Shakespeare ou dans la littérature médiévale. Même la guerre de Troie de l’Iliade fut causée par une querelle à propos d’une certaine jolie fille qui s’appelait Hélène.

Si cette trame existe depuis si longtemps, c’est parce que le mariage a constitué la brique élémentaire des système économiques et politiques pendant l’essentiel de l’histoire de la civilisation. Dans les systèmes féodaux, les hommes s’assuraient la sécurité de leurs domaines en épousant les filles de familles puissantes (et souvent rivales). Pour un homme de rang inférieur qui cherchait à s’élever dans les cercles de richesse et d’influence, il fallait pouvoir prétendre à une union avantageuse et sa seule solution était d’accomplir quelque brillant exploit, généralement en guerroyant. D’où le leitmotiv du vaillant chevalier qui sauve la princesse, lequel revient si souvent dans les contes de fées.

Mais nous sommes au XXIe siècle. Notre politique et notre économie ne tournent plus autour du mariage. Il n’y a guère plus personne qui se marie pour le pouvoir. Les femmes travaillent et gagnent elles-mêmes leur vie. Dans nos démocraties et notre économie de marché, 99.9% d’entre nous ne verront jamais un champ de bataille.

Il y a un certain temps, grâce à l’auteure sexo Clarisse Thorn j’ai découvert l’idée de considérer le sexe comme une performance artistique plutôt que comme une monnaie d’échange. Cette idée avait initialement été avancée par Thomas MacAulay Millar dans son livre « yes means yes » (lequel, je dois avouer, j’ai eu du mal à lire la première fois). Cette même idée est aussi étayée et développée dans d’autre ouvrages tels que « Sex at Dawn » [Chris Ryan Et Cacilda Jetha] et « Marriage: a History » [Stephanie Coontz].

L’idée est à peu près la suivante :

Les données anthropologiques suggèrent que durant la Préhistoire, les sociétés de chasseurs-cueilleurs avaient des mœurs sexuelles plutôt, euh, dissolues. L’idée de mariage ou de possessivité sexuelle était (est toujours) largement étrangère à la plupart de ces groupes. Mais avec l’arrivée de l’agriculture, pour la première fois dans l’histoire de notre espèce, les humains ont commencé à générer des surplus. Non seulement il y avait des surplus, mais les hommes, plus grands et plus forts en moyenne que les femmes, se sont retrouvés avec un avantage compétitif dans leur capacité à produire ces surplus. Ils ont commencé à se mesurer les uns aux autres économiquement, en accumulant des réserves destinées à dominer ensuite les autres autour d’eux. Ce fut l’avènement des hiérarchies économiques. Les cités-états ont suivi. Vinrent ensuite les monarchies, les seigneurs et le système féodal, accompagnés par la guerre organisée et la naissance des premiers empires.

(Jared Diamond, biologiste et auteur bien connu, présente même l’agriculture comme « la pire erreur dans l’histoire de l’humanité » — pour ma part, je n’irais pas jusque là.)

Le problème avec cette nouvelle structure sociale fut que les hommes, pour la première fois, se retrouvaient avec deux préoccupations majeures :
1. ils devaient s’assurer de la paternité de leurs enfants
2. ils devaient gérer la compétition politique à travers des mariages, des alliances et des liens familiaux

C’est alors que la chasteté des femmes a commencé à prendre de l’importance. Ainsi que la fidélité. Et la fécondité. Le sexe est devenu une monnaie d’échange économique et politique, et les femmes — qui étaient moins directement utiles à la guerre et aux travaux de force — sont devenues le capital procréatif des hommes. Les femmes fournissaient le sexe et la procréation. En échange, leurs familles recevaient des ressources, des dots, des alliances politiques, des territoires, etc.

Il a alors fallu que les hommes gagnent l’approbation d’une femme et de sa famille. Et il a fallu que les femmes deviennent chastes et hautaines, tout en restant soumises, jusqu’à ce qu’un homme parvienne à les conquérir.

Et c’est ce qui s’est passé, pendant les 7000 dernières années, en gros.

Mais comme mentionné plus haut, les temps ont changé. On ne structure plus nos sociétés à travers les mariages. Quand on meurt, on peut léguer ses ressources à qui l’on veut. On profite d’un système de lois qui protège nos possessions. Les femmes travaillent et disposent de leur propres revenus. Les maladies sexuellement transmissibles ne sont plus mortelles. Les femmes et les hommes disposent de moyens de contraception et peuvent faire leurs propres choix procréatifs. On vit la période la plus pacifique de toute l’histoire humaine. On vit jusqu’à plus de 80 ans.

Alors considérer le sexe comme une monnaie d’échange n’a plus de sens. Voire, maintenant que le jeu des cartes économiques a été bien mélangé et largement égalisé, continuer à considérer le sexe comme une monnaie d’échange nuit à la confiance en soi et à la santé émotionnelle des femmes aussi bien que des hommes.

Au sens de la pyramide des besoins de Maslow, cela signifie que l’on n’a plus besoin du sexe pour subvenir à nos besoins physiologiques ou nos besoins de sécurité. On peut donc monter d’un ou deux étage et employer le sexe pour nourrir nos besoins d’affection et d’estime de soi.

Ce que Millar propose — de façon assez radicale — c’est de considérer le sexe comme une performance artistique, comme une activité à laquelle on s’adonne juste comme ça, pour s’exprimer, pour le plaisir, pour l’intimité.

Quand on considère le sexe comme une monnaie d’échange, c’est le plus souvent dans l’intérêt des femmes et des hommes que de cacher ou déguiser leurs
intentions pour donner l’impression d’une valeur marchande plus élevée et tirer le meilleur parti de l’interaction. Et comme je l’ai décrit ailleurs, ceci conduit à toutes sortes de processus néfastes qui rendent la vie amoureuse si compliquée et qui abîment la confiance en soi et les liens intimes.

Quand on considère le sexe comme un acte artistique gratuit, alors l’intérêt des femmes aussi bien que des hommes, c’est d’y aller cartes sur table, sans honte et sans jugement — comportements grâce auxquels on sait bien que nous sommes plus séduisant.e.s, le sexe est plus satisfaisant, et les ambiguïtés sur les intentions des un.e.s et des autres disparaissent.

Verra-t-on un jour l’avènement d’un modèle où le sexe est à 100% considéré comme une performance artistique ? Probablement pas. Malgré la contraception et la médecine, le sexe sera toujours plus risqué pour les femmes. Les hommes et les femmes auront toujours des libidos différentes. Mais c’est un idéal. Et comme tout idéal, il faut s’efforcer de l’atteindre même s’il est inatteignable. Pour le bien de tout le monde.

Alors peut-être que les générations futures n’auront pas à subir le même lavage de cerveau que nous autres à coup de Disneys et de contes de fées.

Traduction: LES FESSES DE LA CRÉMIÈRE